Daucus,
ou carotte sauvage
Il faut rebaptiser ces fleurs ; les détacher du réseaux de la science pour les réinsérer
dans le réseau du monde où mes yeux les ont vues.
Dans l’ombre des hauts chênes “en belle ordonnance”, dans leur nef aérée où, à peine en
a t-on franchi le seuil, on devient plus tranquille – comme dans une grande maison.
On voit alors, éparses un peu plus haut que l’herbe sombre et vague, ces taches blanches qui bougent un peu, qui ont l’air de flotter, comme des flocons d’écume. En même temps, vaguement, parce que ces choses vues ainsi sont vagues, on pense à des fantômes qui apparaîtraient là dans cette pénombre favorable aux formes incertaines et improbables de la vie ; c’est à dire à des présences, presque des personnes, pas entièrement réelles, comme surgies d’ailleurs, revenues de très loin ou remontées d’obscures profondeurs ; plutôt pâles, fragiles à coup sûr, privées des belles couleurs de la vie ; sans que cette impression, d’ailleurs fugitive et un peu fade elle-même, effraie le moins du monde.
Ce sont des ombelles éparses dans l’ombre ; des espèces de constellations plus familières, moins éclatantes, moins froides et surtout moins figées que celles qui pourront sembler leur répondre au-dessus des arbres une fois que le beau voile du jour aura été tiré.
Me voici parvenu au seuil d’une espèce de ciel d’herbe où flotteraient à portée de la main,
fragiles, plutôt que des astres aigus, de petites galaxies flottantes, légères, blanches vraiment comme du lait, ou de la laine de brebis telle qu’il en reste accrochée au ajoncs dans les îles bretonnes.
C’est aussi un peu comme quand on surprend les premiers pépiements, avant l’aube, c’est à dire dans une autre sorte d’ombre, d’oiseaux qu’on ne voit pas. A la fois distincts et reliés. Mais ce murmure, ici, des ombelles, annonce-t-il aussi quelque chose comme un nouveau
jour, une autre éclosion ? Il ne semble pas. C’est un langage encore plus étranger.
Vagues lueurs dans l’ombre, flottant au-dessus de la tombe commune.
Philippe Jaccottet, Et, néanmoins, Ed. Gallimard
Bien à vous.
Géraldine Hérédia